Maribel
Barreto est, avec Susana Gertopan et Renée Ferrer, l’une des
trois grandes romancières du Paraguay actuel. Membre de
l’Académie Paraguayenne, elle compte également à son actif
une œuvre créatrice importante comme conteuse réputée ainsi
qu’auteure de livres pour enfants très appréciée des plus
petits. Son nouveau roman, couronné du prestigieux Prix du
Roman Augusto Roa Bastos, met un point d’orgue final à sa
peinture critique volontiers acerbe, parfois féroce, de la
société paraguayenne sous la Dictature d’Alfredo Stroessner
(1954-1989) et la décennie de démocratie balbutiante qui
s’en suivit. Veuve inconsolable, grand-mère aimante,
pâtissière à ses moments perdus lorsqu’elle ne s’assoit pas
de longues heures à sa table de travail, Maribel Barreto
n’est pas sans rappeler, par son mode de vie paisible et
solitaire, ses commères écrivaines universelles, la Française
et Bonne Dame de Nohant George Sand, la Canadienne de
l’Ontario Alice Munro, et la Britannique de Rhodésie, Doris
Lessing.
Une lecture hâtive et superficielle du roman
Cupidité
pourrait laisser à croire qu’il ne s’agirait que d’une
banale histoire d’amour faisant suite à la mort d’un être
cher et se déroulant dans un contexte étouffant similaire à
celui du Clochemerle de l’écrivain français Gabriel
Chevallier. Loin s’en faut. Avec une maestria digne d’une
Katherine Mansfield, Maribel Barreto brosse par petites
touches les états d’âme de la société paraguayenne d’un
bourg de l’intérieur dans laquelle les personnalités se
dévoilent dans leur vérité la plus abjecte, et où les
appétits sordides s’aiguisent sans vergogne, et cela, avant
même que le disparu n’ait été porté en terre. Les préjugés
de classe réapparaissent vite au grand jour, ainsi qu’un
esprit de caste issu du temps de la Dictature, quand le
Parti Colorado et ses chefs de Section étaient alors tous
puissants à l’échelle locale. Les histoires de famille
inavouables, un temps oubliées, reprennent vie à l’occasion
du décès du potentat de la petite ville.
Où l’on découvre ainsi ce qui faisait la routine de
l’existence des gens sous la Dictature : les convocations et
les ordres du Chef suprême que l’on ne pouvait transgresser,
les exactions et expropriations brutales, les humiliations
permanentes et les exécutions de ceux qui ne se rangeaient
pas derrière lui, la lâcheté et la couardise de ceux qui
assistaient aux spoliations sans mot dire et en tirèrent
profit au-delà même de la période de la Dictature,
‘oubliant’ de restituer les biens mal acquis. Maribel
Barreto poursuit ainsi une dénonciation sans faille et sans
concession du totalitarisme amorcée dans son roman Le
Code Araponga, et continuée de manière plus éclatante
dans un autre consacré à la ville de Conception, Ville
rebelle. Le contexte historique de la Guerre Civile de
1947, où les atrocités commises de part et d’autre, divisant
les familles, ont laissé des traces encore vives
aujourd’hui, est sous-jacent dans le roman Cupidité.
Maribel Barreto rejoint ainsi les conteurs paraguayens Lita
Pérez Cáceres et ses Contes de l’année 47 et de la
Dictature, et Rubén Bareiro Saguier et son inoubliable
nouvelle, ‘Seulement un bref instant’, dans le recueil de
contes et nouvelles, Œil pour œil.
Cupidité
est aussi un roman féministe, au sens où il met en scène des
femmes, vieilles et jeunes, qui luttent contre le machisme
ambiant et se réinventent à la mort du fils, mari, frère et
même père secret. Ignorées, trompées ou dénigrées, elles
doivent d’abord apprendre à être libres et voler de leurs
propres ailes, tel un oiseau prisonnier à qui l’on a ouvert
la porte de sa cage. La présence obsédante du défunt, dont
elles s’affranchissent par étapes, est le dénominateur
commun, comme l’était celle de Valentin, suicidé lui aussi,
pour les héroïnes de Deux veuves et un ouragan du
roman d’Alain Saint-Saëns. Les haines et le mépris affiché
entre femmes qui devraient s’épauler et s’entraider
démontrent la force du modèle phallocrate dans la société
paraguayenne traditionnelle.
L’homme prend et jette à sa guise les femmes qui lui
plaisent. Dans un pays où le ratio est d’un homme pour sept
femmes, conséquence de la Guerre génocidiaire de la Triple
Alliance (1865-1870), le combat pour se gagner les faveurs
du mâle est âpre et ardent. L’enfant illégitime, monnaie
courante au Paraguay, est abandonné, méprisé et considéré de
rang inférieur. La bâtarde ne reçoit que bien peu de
commisération. Quant à la jeune adolescente mise enceinte et
délaissée par quelque homme marié de passage, elle ne trouve
de salut que dans une fuite honteuse, laissant derrière elle
à tout jamais le fruit de ses amours coupables. La peinture
du machiste bon teint paraguayen par Maribel Barreto est
éclatante de vérité. La fidélité à l’épouse n’a pas de sens
pour un homme, un ‘vrai’. Il se définit par l’accumulation
de ses maîtresses qui ne sont là en fait que pour satisfaire
son bon plaisir et son égo de coq de village. La femme
abandonnée, ou pire encore bafouée par l’une de ses amies,
sait trouver sa revanche à l’intérieur de ce schéma
réducteur et revendiquer son statut de maîtresse, ou, comme
il est d’usage de l’appeler au Paraguay, de ‘seconde’, voire
de ‘troisième’. Les apparences sociales doivent être
sauvées, et la cellule nucléaire légitime, base et pilier du
régime totalitaire et de son succédané démocratique
ultérieur, préservée. Le fiancé adoptera la fille adoptive
de sa future épouse et, avec l’enfant qui naîtra de leur
union, tout rentrera dans l’ordre, moral s’entend.
Mais le machisme décrit par Maribel Barreto se construit
aussi contre ‘l’anormalité’, cette homosexualité si présente
au Paraguay comme au Brésil mais que l’on ne peut ni nommer
ni révéler. Le prétendant qui découvre sa sexualité et
abandonne sa promise pour l’étreinte d’un homme, ne pourra
vraiment s’assumer comme il l’entend qu’en s’exilant au-delà
des frontières et en se perdant dans l’anonymat d’un bar de
travestis de la capitale argentine, Buenos Aires. L’on est
loin du personnage de Molina dans le Baiser de la femme
araignée du romancier argentin Manuel Puig, mais
cependant, Maribel Barreto sait rendre justice aux ‘pédales’
de son pays, les ‘cent-huit’, ainsi moqués dans l’univers
hétérosexuel paraguayen à la suite de l’assassinat du D. J.
Bernardo Aranda, homme flamboyant ouvertement bisexuel
attaché et brûlé vif sur son lit, en septembre 1959, et de
la répression brutale et orchestrée qui s’en suivit de
cent-huit présumés homosexuels, exposés à moitié nus à la
vindicte des passants dans la rue commerçante principale
d’Assomption par le régime du Général Alfredo Stroessner,
avant d’être emprisonnés.
L’on comprend mieux, dans ce contexte oppressif,
l’impossibilité pour le chauffeur de camion violé sur la
route par des Brésiliens après une nuit de beuverie
d’assumer l’agression sexuelle dont il a été victime.
Au-delà de la douleur corporelle, c’est la souffrance morale
d’être rabaissé à ses propres yeux au rang d’un ‘cent-huit’
qui le paralyse et lui coupe le désir hétérosexuel envers
son épouse et ses maîtresses. S’il n’est plus ‘un homme’,
l’unique moyen de sauver la face et d’éviter les railleries
d’autres ‘vrais’ hommes et aussi les moqueries des femmes
souvent sodomisées ainsi contre leur gré au Paraguay, c’est
de tirer sa révérence et de se suicider.
La morale de l’histoire de Maribel Barreto, bien qu’elle
semble être que ‘tout est bien qui finit bien’, est plutôt
qu’il n’y a ‘rien de nouveau sous le soleil’. La critique la
plus puissante finalement de la romancière paraguayenne dans
son roman Cupidité n’est pas contre l’appât du lucre,
mais bien une constatation tragique que la société
démocratique de son pays n’a pas été capable jusqu’à
maintenant de remettre en question les limites de la censure
morale imposée par trente-cinq ans de dictature d’une main
de fer, renversée pourtant il y a de cela presque trente
ans. Le féminicide est fréquent au Paraguay et les femmes
battues y sont légion ; l’homosexualité, bien qu’admise,
n’est pas encore vraiment acceptée par la société ; et les
adolescentes mères célibataires sont la norme plus que
l’exception.
Le ‘J’accuse’ de Maribel Barreto est d’autant plus crédible
qu’il se présente sous le couvert d’une histoire romanesque
à même de séduire toutes les couches de la société. Puisse
la romancière paraguayenne nous enchanter encore longtemps
de sa plume agile entre deux séances de pâtisserie à ses
fourneaux.
Alain Saint-Saëns
Ecrívain
et Critique Littéraire