Les peuples balkaniques cultivent parfois dans leur folklore
une tristesse voulue, intense, qui paradoxalement, leur apporte
le plus grand bonheur. C’est le “sevdah” -
équivalent
de la « saudade » portugaise : la nostalgie du pays qu’on a
quitté, de la jeunesse envolée, de rêves à demi oubliés, de tout
ce qu’on a aimé et qui, peut-être, n’a
jamais été. Ce regret est vécu comme le point fort de leur
identité, le bonheur le plus triste qui soit.
Le « Sud » imaginaire
que l’auteure évoque ici poétiquement
se construit entre les souvenirs d’enfance d’une macédonienne,
son histoire familiale mi-paysanne, mi-bourgeoise, et son
impossible rêve
de le recréer
avec un homme, dans un pays voué à la mort et au démembrement --
la Yougoslavie. A partir d’un noyau dans une ville de Macédoine
naguère prospère, il irradie la sensibilité particulière de
l’enfant du pays qui a quitté
cette contrée
pauvre et ardente, et qui tente de l’évoquer
en une réminiscence
toute
élégiaque.
Ce récit
autobiographique participe de l’intérêt de longue date de son
auteure pour l’écriture de soi, le langage et le mal du
pays, version balkanique. Charriant des souvenirs personnels,
des portraits jaunis et des secrets de famille destructeurs, il
est marqué par la mélancolie qui émane d’un groupe ethnique
condamné à s’éteindre et d’un monde en voie de disparition.
S’inspirant d’Istambul d’Orhan Pamuk, du Danube
d’Antonio Magris ou encore de Balkans-Transit de François
Maspéro, il commence là ou s’arrête le dernier train pour le Sud
macédonien, dans un univers aux peuples et aux langues disparues
à jamais : Bitola/Monastiri, ville provinciale en déclin,
dont la splendeur n’est plus visible qu’aux seuls qui aiment
encore à se replonger dans son passé
glorieux.
Le destin
d’une enfant exilée,
coupée de ses racines, est analysé par une femme mûre qui se
sent devenir
étrangère
à
soi-même.
En filigrane de son histoire familiale et personnelle, c’est
toute la culture ancienne des peuples dont elle est issue
(Slaves et Vlaques hellénisés) qui s’esquisse devant nos yeux,
de même qu’un passé plus ou moins proche qui s’éloigne (légendes
de l’Empire Ottoman, idéaux perdus du socialisme), et qu’un
univers paysan rêvé et trahi, dont ce récit se veut l’élégie. Au
gré des vicissitudes de l’histoire personnelle de l’auteure, la
nostalgie du passé
ouvre pourtant sur un ailleurs de rêve
qui affleure sous l’écriture
poétique.